Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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mercredi, avril 20, 2005

Lexique: Quand les cons clavent...

Quand les cons clavent, les souris dansent. Ca pourrait résumer ce que j’ai ressenti (en 1981...) en voyant le prototype de ce qui allait devenir le Lisa d’Apple. Deux mains pour le clavier, une troisième pour la souris. Difficile (à moins d’être trichire, évidemment). Je n’étais pas le seul à être perplexe face à cet engin étrange et anti-ergonomique. L’inventeur de la souris lui-même, Douglas Engelbart, ne croyait pas que l’on puisse associer son engin à un clavier normal, et il avait inventé un clavier spécial à cinq touches, sur lequel on pouvait plaquer des « accords » comme sur un piano (on peut voir une vidéo d’époque assez étonnante) :

clavier a 5 touches
Clavier à accords

Une main pour le clavier, une autre pour la souris. Voilà qui faisait sens. Mais ce n’est pas la solution que l’Histoire a retenue : nous avons préféré devenir des sortes de jongleurs de texte à trois balles plutôt que d’apprendre à claver sur cet espèce de sous-clavier.

Les lecteurs attentifs se sont sans doute dit que le verbe claver n’existe pas. Eh bien, si. Tout comme clavier, il vient du latin clavis, clé. Claver était employé dans de nombreuses régions pour fermer une porte à clé (il semblerait qu’il subsiste encore ici ou là si l’on en croit le Dictionnaire des Régionalismes de France --encore un produit INaLF, maintenant ATILF, que je recommande à tous les amoureux de la langue !). Plus technique, claver c’est aussi bloquer une voûte au moyen de la fameuse clé (de voûte).

clavier a 5 touches
Clé bien clavée

Mais, d’accord, je l'admets, claver n'est pas encore homologué dans le sens où je l'emploie. Et c'est dommage, car il nous faut utiliser une circonlocution pesante : taper à la machine – en plus les jeunes générations n’ont peut-être même jamais vu une machine à écrire... Voici d'ailleurs la magnifique machine Mignon sans clavier qui me fascinait entre les mains expertes de mon grand-père et que je n'avais hélas rigoureusement pas le droit de toucher et encore moins de taper :

machine a ecrire Mignon
Clavier Mignon

Pourquoi taper ? Sommes-nous un peuple si brutal qu’il nous failler taper nos écrits pour les faire entendre ? Claver irait très bien. Et après tout, si certains ont cru bon d’inventer clavarder pour chatter (pour ne pas confondre avec attraper les souris ?), claver n'est pas pire ! Je crois même que claver un billet ne serait pas plus idiot que le poster

Le mot clavier est tout de même un peu curieux. Le suffixe -ier comme dans pommier suggèrerait une sorte d’arbre à clés à tout martien qui visiterait la planète, et qui n'aurait pas été prévenu que les humains ne sont pas logiques :

Arbre à clés
Clavier indien

Ca devrait plutôt être le touchier, non ? Car ce ne sont pas des clés qu'il contient, mais des touches. Au lieu de taper brutalement nos lettres, nous pourrions simplement les toucher, ce qui serait beaucoup plus poétique. En fait, le mot clavier a désigné pendant longtemps l’anneau à clefs que l’on portait à la ceinture, ainsi que le gardien des clés.

Anneau à clefs
Clavier pour copocléphile

On pourrait sans doute le ressusciter et l’appliquer aux matons, ce qui montrerait que parfois ce sont les claviers qui tapent...

abu ghraib
Claviers mal tempérés

*
* *

Et le conclave ? A peine besoin de mentionner l’étymologie, tout le monde a dû la lire ou l’entendre jusqu’à la nausée ces jours-ci. Cum clavis, avec la clé : on enferme les cardinaux à clé pour qu’ils se dépêchent d'élire un pape. Le mot serait apparu à l'occasion de l’élection douloureuse de Grégoire X, à Viterbe en 1271, qui a duré près de trois ans... Les habitants et les autorités excédés ont enfermé les cardinaux en menaçant de les affamer, jusqu’à ce qu’ils trouvent une solution. Seul problème, à l’époque on les a emmurés, et non pas enfermés à double tour de clé. Quelque chose ne colle pas…

Grégoire X
Grégoire X, Conclavier

Le clou (du latin clavis...) de l’histoire, c’est en fait que le mot conclave existait déjà bien avant puisque, selon le Dictionnaire Historique d’Alain Rey, le mot désignait en latin « la chambre à coucher, la salle à manger, l’enclos pour garder les animaux (étable, volière) ; en latin médiéval la sacristie (v. 813) et la clôture claustrale (v. 813-814) ». Il n’a donc pas été créé lors de l’élection de Grégoire X, même si à partir de là (ou plutôt sans doute à partir du second Concile de Lyon [fr][en], en 1274, où le même Grégoire X a fixé les clauses de l’élection papale) il a commencé à prendre le sens qu'on lui connaît. Il faut se méfier des histoires qui tournent en boucle, surtout sur Internet. On aurait vite fait de créer des légendes urbaines. De urbi… -- non, j’arrête, il me faut clore ce billet. Alors, je vais me la claver comme on dit encore en Provence, c'est-à-dire que je vais me la fermer...

10 Commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit...

On peut aussi peut-être se dire que le mot Conclave a perduré car il suscitait des associations d'idées, qui, si elles ne sont pas vraies, sont «satisfaisantes» pour l'esprit, de même qu'un tableau équilibré ou une équation simple peuvent être eux aussi satisfaisants ?

Je m'explique, je pense aux clés, dont vous avez parlé en milieu d'article.
Le premier pape était Pierre, gardien des clés du paradis.
Et le pape est la clé de voute du système institutionnel catholique, en bonus.
Au final, c'est bien "cum clavis" l'explication puisque vous l'avez écrit, mais ces deux autres possibilités sont agréables à envisager aussi, c'est amusant :)

20 avril, 2005 08:35  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Ah, ah! Voilà sans doute la clé de l'énigme ;-)

20 avril, 2005 08:47  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un petit mot du terme "claviste"...
te souvient-il du Libération de la grande époque et des articles truffés de "notes de la claviste" ???
PS - Pour les gens qui fréquentent souvent ce site, il n'y a pas moyen d'enregistrer son identité au lieu de la répéter à chaque commentaire ???

20 avril, 2005 11:12  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Ah oui, les notes sauvages de la claviste ! Voilà un souvenir qui revient de loin. Un grand merci. Et dire que j'ai jeté tous mes vieux Libés. Je me rappelle exactement du kiosque où j'ai acheté le numéro 1. Que ne l'ai-je gardé...

Pour les commentaires, je n'avais jamais remarqué, mais j'ai l'impression que Blogger ne garde l'identité que si on a un compte chez lui... Un peu rustique quand même. Je suis désolé (mais Firefox a la gentillesse de se rappeler ce qu'on a tapé dans les champs et de reproposer la même chose...).

20 avril, 2005 11:25  
Blogger ghjmora a écrit...

Je vous invite, mes bien chers frères, en ces moment d'hypermédiatisation de la religion cathod/lique, à revenir à Voltaire, dont la mémoire est toujours de l'ordre de l'horresco referens pour la papauté.
Une petite citation
"Cromwell ne voulait pas d'une secte où l'on ne se battait point, de même que Sixte Quint augurait mal d'une secte, dove non si chiavava." LETTRES PHILOSOPHIQUES, 1734 PREMIERE LETTRE SUR LES QUAKERS

destinée à illustréer d'autres sens - mais il faut la clé - liés au concept de clé.

20 avril, 2005 11:38  
Anonymous Anonyme a écrit...

merci jean pour ce commentaire qui sera apprécié Emmaus

20 avril, 2005 19:20  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Emmaüs et moi c'est un blog qui est , pour ceux qui se demandent de quoi on cause...

20 avril, 2005 19:43  
Anonymous Anonyme a écrit...

Si ça peut t'intéresser,
en català, clavar=fotre (oui, sexe, bien sûr).

21 avril, 2005 12:22  
Anonymous Anonyme a écrit...


"Au lieu de taper brutalement nos lettres, nous pourrions simplement les toucher, ce qui serait beaucoup plus poétique"


Cf. "L'art de toucher le clavecin" de Couperin (le compositeur, pas le consortium des bibliothécaires... ;-)

24 avril, 2005 03:23  
Anonymous Anonyme a écrit...

"En fait, le mot clavier a désigné pendant longtemps l’anneau à clefs que l’on portait à la ceinture, ainsi que le gardien des clés."

En anglais, on dit "turnkey" pour geôlier...(commme le sait tout lecteur de fantasy de bas étage.)

12 mai, 2005 03:06  

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