Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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vendredi, juin 01, 2007

Texte: Mesurer l'anaphore (3)

Mes petites mesures sur l'anaphore dans les discours de Sarkozy (voir 1ère partie, 2ème partie) ont manifestement intrigué beaucoup d'entre vous. Ma base Discours 2007 ne contenait les discours de Sarkozy que depuis le mois d'octobre 2006, et je me suis dit qu'il serait intéressant de remonter plus loin dans le temps. On pourrait alors peut-être observer le moment où Henri Guaino est entré en action.

La phase la plus pénible a été de récupérer les discours anciens de Sarkozy sur le site de l'UMP. Après pas mal d'huile de coude, j'ai pu pratiquement doubler ma base (107 discours) avec des discours remontant jusqu'en 2004.

J'ai ensuite appliqué la même procédure que celle que j'ai décrite dans les deux premières parties de cette étude, et j'obtiens le diagramme suivant :



Comme vous le voyez, j'ai fait apparaître une zone d'incertitude, dans laquelle il faut être prudent sur l'attribution. Le premier discours que l'on peut attribuer avec certitude à Henri Guaino est celui de Nîmes le 9 mai 2006 (texte ici) :
Au cours des années récentes, des vertus profondes du peuple français et des piliers séculaires de la France ont été abîmés.

Depuis 25 ans, la France a souvent été prise d'un vertige destructeur.

Abîmé le travail, quand on se satisfait que celui qui travaille gagne moins que celui qui ne travaille pas, quand on préfère partager le travail plutôt que de créer des emplois, quand on promet de la croissance en proposant plus de loisirs.

Abîmés l'économie et l'esprit d'entreprise quand toute réussite est suspectée d'être malhonnête et que celui qui veut entreprendre est incité à n'en rien faire.

Abîmé l'Etat quand on ne sait plus très bien s'il est censé servir l'intérêt général ou les intérêts particuliers.

Abîmé le service public quand il est organisé en fonction de l'intérêt corporatiste d'une minorité syndicale, pas de celui des usagers.

Abîmée l'école quand elle se satisfait de laisser entrer 15% des élèves en sixième sans savoir lire et sortir 20% d'enfants sans diplôme ni qualification.

Abîmée l'université quand un étudiant sur deux échoue au DEUG et que la première université française se classe au 46ème rang mondial.

Abîmée la justice quand elle est pauvre, irresponsable, faible avec les délinquants, distante avec les victimes, cruelle avec les innocents.

Abîmée la liberté quand on n'a plus le droit de rien dire et que celui qui veut travailler plus n'a tout simplement pas le droit de le faire,

Abîmé l'esprit des Lumières quand la société ne reconnaît plus le mérite, mais accorde son indulgence à ceux qui n'en ont aucun.

Abîmée la nation quand elle prend le visage du nationalisme.

Abîmée la politique quand le mensonge l'emporte sur la vérité.

etc.
C'est cohérent avec un article du journal Le Monde en février dernier, qui expliquait qu'Henri Guaino avait été « choisi par Nicolas Sarkozy - au printemps 2006 - pour être l'un des écrivains de ses discours ». Toutefois, un ou deux discours antérieurs sont dans ma zone d'incertitude. Par exemple, celui du 4 septembre 2005 devant l'Université des jeunes Populaires à La Baule, où l'on trouve quelques passages comme celui-ci :
Oui, la France ! Voici un mot que l'on ne prononce pas assez souvent. La France, ce n'est pas qu'une histoire, un passé, un souvenir, ou même une nostalgie. La France, c'est une nation, qui a souvent montré le chemin au monde mais qui donne le sentiment parfois de se reposer sur des lauriers glanés, il y a bien des années.

La France ne peut pas compter sur le seul prestige de sa glorieuse histoire pour demeurer dans le peloton des grandes nations du monde. La France ne doit pas considérer que les efforts pour mériter son statut ne sont que pour les autres pays et qu'elle peut s'en abstraire.

Chaque pays dans le monde a le statut qu'il mérite, par son travail et par ses efforts. Rien n'est gravé dans le marbre.

La France ne peut plus affirmer avoir le meilleur modèle social alors que nous comptons encore tant de chômeurs, tant de pauvres et tant d'exclus. La France doit redevenir accueillante à ceux qui veulent réussir, innover, proposer, inventer, créer.
La France peut pas être accueillante que pour ceux dont personne ne veut dans le monde. Nous voulons les meilleurs en France.

La France doit se doter d'une nouvelle ambition européenne, car l'Europe, à ce point de son histoire, a besoin d'un nouveau leadership, pour construire un espace qui protège et non pas qui inquiète, pour bâtir un ensemble où les chefs d'Etat et de gouvernement, c'est-à-dire les responsables politiques reprendront le pouvoir qu'ils ont laissé aux eurocrates pour répondre aux défis de la mondialisation, de la désindustrialisation et des délocalisations. C'est cela le nouveau leadership européen.

La France doit rester cette nation aux composantes multiples, où chacun pourra se voir reconnaître les mêmes droits mais aussi les mêmes devoirs, pas les uns sans les autres. On entend beaucoup parler des droits, sans doute est-ce notre mission de dire que dans la France républicaine que nous aimons, il n'y a pas de droit sans la contrepartie de devoir.

La France dont je parle a un visage, celui de la tolérance.

Elle a une âme : celle de la liberté qu'elle a chevillée au corps.
Elle a une ambition : celle de montrer au monde un chemin original.
C'est cette France pour laquelle nous avons tous un jour vibré, espéré et parfois pleuré.
Est-ce du Guaino ? Ce n'est pas clair. A part ce passage, l'anaphore est peu développée. Le vocabulaire et les thématiques sont encore assez éloignés des discours signés plus tard par Guaino.

Autre exemple, le 23 février 2006 à Lyon :
Moi, je ne crois pas à la fatalité, je crois à la volonté.

Je crois qu’un pays comme le nôtre a tous les talents pour redresser la tête.

Je crois que la place de la France, c’est la première.

Je crois que l’exemplarité se mérite, non pas par son histoire mais par la capacité que l’on a à embrasser l’avenir.

Je crois que nos idées sont justes.

Je crois que nous sommes le parti du changement, du mouvement.

Je crois que le nouveau parti conservateur, c’est le Parti socialiste : je ne pense rien, je ne crois en rien, je ne dis rien !

Coïncidences (après tout l'anaphore n'est interdite à personne !) ? Henri Guaino et Nicolas Sarkozy ont-ils commencé à collaborer à une date antérieure à ce que dit Le Monde ? Henri Guaino avait-il commencé à donner des conseils, à écrire des fragments dès la fin de l'été 2005 ? Ou bien est-il même l'auteur véritable de ces discours, auquel cas son style n'aurait évolué progressivement vers sa forme finale ? Si l'on regarde bien la forme du diagramme, on voit d'ailleurs qu'il « se lâche » de plus en plus au fil du temps, et que son style devient de plus en plus anaphorique. On pourrait imaginer rechercher d'autres indices (adverbes favoris, « tics » de langage divers)... Et évidemment, il faut se méfier de l'extraordinaire rusticité de mon algorithme. Je vois déjà plusieurs améliorations qui pourraient l'améliorer de façon considérable.

Quoi qu'il en soit, je ne prétends à aucune vérité : mes outils n'ont pas d'autre prétention que de faire apparaître des « signaux », comme un oscilloscope en physique. Il reviendra aux historiens de les interpréter...

13 Commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit...

J'aime votre approche pragmatique,les occurences du langage- cela me rappelle mes études de sémiotique.

Je me demandais si vous aviez réfléchi à l'utilisation de la base de discours de Sarko pour établir au travers des champs sémantiques auxquels il recourt, une sorte de profil-type (un ou des), des univers "imaginaires",dans lesquels il se meut.

Et une seconde remarque concerne le lien entre Sarko et ses scribes. Peut-on tirer des conclusions sur le choix de tel ou tel auteur de discours et la psychologie de Sarkozy ?
Autrement dit, le choix se fonde-t-il sur une communauté d'idées, une résonnance psychologique, entre les deux ? Ou bien s'agit-il d'une alliance basée sur l'efficace -trouver les mots chocs, les formules-clefs, sans que cela ait un rapport particulier avec les goûts de Sarkozy.

Les liens pouvant, j'imagine, être vus à partir de discours du seul Sarkozy et ceux de ses auteurs.

01 juin, 2007 11:29  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Anthropia> Sur le premier point, je ne suis pas sûr de ce que vos entendez par "mondes imaginaires", mais il est certain qu'on peut faire apparaître des univers lexicaux, qu'il faut ensuite interpréter de façon adéquate. Par exemple autour du mot travail, les mots les plus employés par Sarkozy sont valeur, crise, mérite, liberté, effort, etc. Chez Royal c'est aussi valeur (tiens !), mais tout de suite après, on diverge : conditions, salariés, pouvoir, précarité, vivre, etc. On voit que les deux partagent un mot (valeur travail) mais pour le reste évoluent dans des univers différents...

Sur la question des scribes, il y a très probablement une synergie qui s'instaure entre l'orateur et ses plumes. Le fait de choisir un tel ou un tel est déjà significatif d'une intention (je serais plus prudent sur la "psychologie" sous-jacente). Ainsi que Sarkozy, dit ultra-libéral, fasse appel à un séguiniste, "gaulliste social", n'est pas anodin ! L'article du Monde décrit très bien le processus interactif entre Sarkozy et Guaino.

01 juin, 2007 11:46  
Blogger TOMHTML a écrit...

Jean, avez-vous pensé tout simplement à contacter l'UMP pour leur demander ? :) Avec un peu de chance vous tomberez sur l'un des auteurs qui pourra confirmer ou infirmer...

01 juin, 2007 14:34  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour,

je sais que ça n'apporte pas grand chose mais merci beaucoup pour vos analyses, qui me font redécouvrir avec beaucoup de plaisir les subtilités de la langue française et de son usage.

Bertrand

01 juin, 2007 16:18  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Tomhtml> Oui, je suis en contact. Mais il y a des choses un peu "sensibles", n'est-ce pas...

01 juin, 2007 17:38  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Bertrand> Si, ça apporte: c'est toujours bienvenu un mot de gentillesse dans ce monde de brutes ;-)

Merci !

01 juin, 2007 17:39  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour Jean,

Billets toujours aussi intéressants. Royal avait si je ne m'abuse fait un discours en novembre ou décembre avec un usage anaphorique acrocheur de femmes (femmes voilées, femmes mutilées, femmes écrasées ou quelque chose comme ça).
ET bien sûr l'un des modèles de la plume de Sarkozy reste le célèbre Paris de de Gaulle en 44 (Paris ! Paris outragée ! Paris brisée ! Paris martyrisée ! mais Paris libérée !")

01 juin, 2007 20:53  
Anonymous Anonyme a écrit...

Eh bien, si c'est comme ça, je vais me joindre à Bertrand (message du 1.6. à 16:18)

02 juin, 2007 00:24  
Blogger Unknown a écrit...

L'anaphore est une figure que l'on rencontre souvent chez les poètes, même chez ceux dont l'oeuvre parait le plus éloigné de l'art oratoire comme André Breton : L'union libre, Noeud de miroir…).

Je me demande si cette figure n'a pas une double fonction :
- celle de guider l'orateur dans son expression (elle rythme, favorise la gradation de l'effet, la montée de la voix),
- celle de fasciner l'auditeur, comme peut faire un roulement de tambour : la répétition du même renforçant l'argumentation, étant en elle-même l'argumentation.

03 juin, 2007 10:42  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ce matin, en écoutant d'une oreille distraite la télévision tout en prenant mon petit déjeuner, j'ai distinctement entendu Ségolène Royal utiliser l'anaphore sur un marché du vingtième arrondissement.

Merci pour vos billets qui jettent un éclairage un peu différent sur la campagne :-)

04 juin, 2007 09:26  
Blogger Joël a écrit...

Bonjour,

Ce post me fait penser aux réseaux de kohonen. La principale carcactéristique de ces réseaux de neurones est de projeter des objets compliqués sur le plan et ainsi de mettre en évidence des zones particulières du plan.

Par exemple, on peut prendre les statistiques de plein de pays (PIB,...) et projeter les pays sur le plan. On trouve alors une nouvelle carte du monde avec les pays riches dans une zone, les pays d'amérique du sud dans une autre...

De même on peut prendre la transformée de fourier de plein de sons et découvrir qu'une zone de la carte de kohonen est réservé au reggae par exemple (musique très caractéristique)

Tout ça pour dire que l'on pourrait aussi (à réaliser) extraire de plein de textes un grand nombre de statistiques et réaliser leur projection sur un réseau de kohonen pour essayer d'en découvrir les auteurs, et aussi la distance entre les différents auteurs.

04 juin, 2007 21:05  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour Jean,

Que dirait votre analyse sur le discours de François Fillon hier soir à Lyon, qui fait couler beaucoup d'encre et qui ressemble fort à du Guaino...

(vous pourrez le trouver en intégralité quelque part dans les commentaires de http://francoismitterrand2007.hautetfort.com/archive/2007/06/05/eternel-retour-memoire-et-anecdote.html#comments)

05 juin, 2007 21:29  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Gilles> Oui, c'est du Guaino. Je suis en train de préparer un billet sur la question...

07 juin, 2007 17:20  

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