Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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mercredi, janvier 05, 2005

Parole: Ordinateur sensible, parlez avec douceur !

Ca y est, c'est fait : l'ordinateur détecte détecte nos émotions... ou du moins la presse le dit (Guardian Observer, Sydney Morning Herald). Le journaliste du Guardian rajoute même, au cas où on douterait, "ce n'est pas un rêve de science fiction" : ils l'ont fait !

L'actualité un peu lourde de la fin de l'année a eu au moins un effet bénéfique : éviter que cette idiotie soit reprise en boucle de façon virale dans les médias et sur les blogs... Je me suis déjà fait l'écho sur ce blog d'exagérations qui se propagent comme une épidémie sans que personne ne retourne aux sources, ni ne fasse entendre le moindre bémol (voir ici, ici ou ici). La faute à qui ? Sans doute un peu aux journalistes, car ils pourraient tout de même s'informer plus en détail avant de diffuser des nouvelles sensationnelles. Mais ça plaît au public et ça fait vendre. On est dans le fast-food informationnel : vite publié, vite mangé... et vite oublié. La faute en est surtout beaucoup aux scientifiques, qui n'hésitent pas à mettre un mouchoir sur leurs scrupules. Mais cela sert leur carrière, la visibilité de leur université... ou le business qu'ils sont en train de monter en parallèle à leurs activités universitaires.

Ici, on a justement affaire à une spin-off, Affective Media, créée par des informaticiens de l'université Heriot-Watt à Edinburgh. J'ai eu un peu de mal à trouver des publications de cette équipe dans le domaine, mais j'ai peut-être mal cherché... En tous cas, ils semblent très forts au niveau commercial, puisqu'apparemment ils ont réussi à vendre la "technologie" à Toyota et sont en pourparlers avec Sony et la BBC.

Comment ça marche ? Le directeur d'Affective Media explique que lorsqu'on est triste ou déprimé la fréquence de la voix baisse et que le rythme ralentit, qu'elle monte et augmente en volume quand on est en colère. La réalité est hélas infiniment plus complexe. Tous les travaux actuels montrent la multiplicité des paramètres qui interviennent dans l'expression des émotions (prosodiques, lexicaux, dialogiques), l'extrême variabilité de ces paramètres selon les individus et la très grande difficulté qu'il y a à les isoler (voir par exemple [1]). Il y a heureusement des gens qui travaillent sérieusement sur la question, et tous reconnaissent l'immense difficulté du problème. Le problème est si difficile que même des êtres humains ne sont pas d'accord sur la perception des émotions, comme le montrent des expériences récentes menées au LIMSI [2]. Quel est l'état de l'art véritable ? Les collègues du LIMSI arrivent à un taux de reconnaissance de 70% avec un registre limité à cinq émotions, ce qui n'est déjà pas mal étant donné la complexité du problème. Quant à reconnaître quarante nuances "subtiles" d'émotions comme le prétendent les gens d'Affective Media, on en est bien loin.

J'ai du mal à voir ce que Toyota fera de la technologie, étant donné son imperfection. On dirait qu'ils visent une sorte d'alcootest émotionnel indiquant la dangerosité du conducteur en fonction de sa colère ou de son niveau d'ennui. Ca va être dur pour les gens qui se disputent en voiture : contact coupé, crac. Ca fait encore plus peur quand on lit la fin de l'article du Guardian : une application future serait de détecter les appels bidons sur les services d'urgence ! Si vous êtes en train de claquer d'une crise cardiaque ou d'agoniser d'un coup de poignard dans la poitrine, il faudra être sûr de bien marquer votre détresse (ouh là là, que j'ai maaaal !), sinon, on va vous mettre une petite musique relaxante au lieu de vous envoyer le SAMU.

Heureusement que ça ne marchera pas avant bien longtemps ! C'est sans doute plus réaliste de viser les jeux (Sony) ou les émissions télé (BBC) : si la machine n'est pas très précise c'est moins grave. On pourra la combiner au détecteur de stress que Cauet met au doigt de ses invités sur TF1. Ca risque d'être du même niveau.

Au fait, la machine détecte-t-elle l'ironie?

Pour en savoir plus :

[1] Scherer, K. R. (2003). Vocal communication of emotion: A review of research paradigms. Speech Communication, 40, 227-256. [numéro spécial sur le sujet : voir la table des matières]

[2] Devillers, L. & Vasilescu, I. (2004). Détection des émotions à partir d'indices lexicaux, dialogiques et prosodiques dans le dialogue oral. Journées d'Etude sur la Parole (JEP 2004). Fès, Maroc, 19-22 avril 2004. [pdf]


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