Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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dimanche, novembre 19, 2006

Lexique: Enquête chypriote (2)

L'écran blafard de l'iMac a remplacé le soleil cuivré de Chypre depuis un bon moment déjà... Je vous ai négligés amis lecteurs, ou plutôt il y a tellement de choses à écrire. Il faudrait plusieurs vies (en parallèle, sinon ça n'a pas d'intérêt). Je suis toujours étonné quand je tombe sur ces blogs où l'auteur nous narre son angoisse de la page blanche, vous savez ces petits messages où l'on vous dit en substance : «Aujourd'hui je n'ai rien à écrire. Le vide complet. Le néant. Mais je prends quand même la peine de faire ce petit billet pour vous le dire...» Ah quel bonheur ! J'aimerais bien que ça m'arrive un jour, un seul, juste histoire de faire le vide... Donc, je vous ai tenus un peu trop longtemps en haleine avec cette histoire de Chypre, mais je vois dans les commentaires que vous avez déjà commencé à dénouer les fils de l'énigme sur la Toile.



Revenons tout d'abord à cette cipria, cette poudre de Chypre dont me parlait Henriette Walter. Jean-Marie nous donne d'Italie un indice précieux, puisé dans le Gabrielli (le mot est toujours d'usage courant en italien) :
cípria : polvere finissima, di riso o d'amido, variamente colorata e profumata, per uso di toeletta. Nel 700 si usava quella bianca per spolverizzare le parrucche : il piumino della cipria... Polvere cipria, polvere di Cipro, con riferimento a Venere, condotta dagli zèfiri a Cipro dopo la sua nascita marina.
Je suis sûr que vous avez compris même si vous n'avez jamais appris l'italien. Elles sont tellement belles et proches toutes ces cousines romanes...



En gros, le Gabrielli nous dit que c'est une poudre de riz ou d'amidon colorée et parfumée de diverses manières, qui s'employait blanche au XVIIIe siècle pour poudrer les perruques. La polvere cipria, poudre de Chypre, aurait été nommée ainsi en référence à Vénus, emmenée par les Zéphyrs à Chypre, en passant par Cythère, après sa naissance marine. Pour les chypriotes, elle est née à Chypre même, à Paphos, dans cette crique superbe dont je donnais la photo l'autre jour -- mais c'est peut-être de la propagande touristique. Il faut reconnaître qu'il y a bien des variantes à cette histoire, comme dans la plupart des mythes greco-latins (voir ici).

Dans la Théogonie d'Hésiode, elle est fille d'Ouranos, et d'une manière bien cruelle, puisque les attributs virils de ce monsieur furent tranchés par son fiston, Cronos, et jetés dans la mer près du mont Eryx en Sicile. Titanesque. J'ai déjà eu l'occasion de parler des enfants terribles de Gaïa et Ouranos : ça ne rigolait pas à l'époque chez les couples en instance de divorce. C'est Gaïa elle-même qui avait fourni le silex aiguisé (ou le couteau d'airain...). Aphrodite naquit de l'écume qui se forma autour des bourses (dé)chues, comme le rappelle son nom : aphros c'est l'écume de la mer. De là à dire qu'un aphrodisiaque c'est ce qui vous fait monter l'écume...



Dans l'Iliade, Homère la dit fille de Zeus et de Dioné (à lire ici). Allez vous y retrouver... Mais la confusion est parfois génératrice de bonnes idées : cette dualité a inspiré Platon dans son histoire des deux amours, si vous avez quelques souvenirs du lycée. Il en parle ainsi dans le Banquet :
Or, il y a deux Vénus, l'une ancienne, fille du Ciel, et qui n'a point de mère : c'est Vénus Uranie ou céleste ; l'autre plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné : c'est la Vénus populaire. Il y a donc deux Amours, correspondant aux deux Vénus : le premier, sensuel, brutal, populaire, ne s'adresse qu'aux sens ; c'est un amour honteux et qu'il faut éviter.
Lisez la suite, si vous la connaissez pas (on ne la montre pas trop aux enfants des écoles)...

Comme on le voit dans cette traduction de la fin du XIXe siècle, les latins identifièrent Aphrodite à Vénus. Mais elle reçut aussi bien d'autres noms, qui reflétaient les différents lieux associés à sa naissance et sur lesquels avaient été érigés des temples où elle était vénérée... Ah oui, vénérée. Ça ne vous dit rien ? L'adoration d'un côté, les maladies de l'autre. Les deux proviennent du nom de Vénus, qui d'ailleurs se dit toujours Venere en italien.

Érycine (ce n'est pas un antibiotique contre les maladies en question) pour le mont Éryx, Cythérée pour Cythère, Paphia pour Paphos, et bien sûr Cypris pour Chypre... Nous y voilà. La cipria, la poudre, non pas de Chypre, probablement, mais de Cypris. La poudre de beauté. Comme la cyprine, le fluide féminin de l'amour dont je parlais l'autre jour... Beaucoup de gens m'ont dit qu'ils ignoraient ce mot. J'avoue qu'il n'est même pas dans la plupart des dictionnaires. Même le monumental TLF ne mentionne que la pierre précieuse (une forme de vésuvianite), dont le nom provient, quant à lui, du cuivre, dont certains sels sont de couleur bleue. Quelle injustice! Le nom de la sécrétion masculine est si courant ! Quelqu'un peut-il expliquer que l'écume de la femme, j'allais dire l'écume de la mère, n'ait pas de nom en français ?



Voilà le cuivre de retour... Et justement, tout le monde connaît le signe universel de la femme :



Les amateurs d'astrologie savent que c'est aussi le symbole de la planète Vénus. Ce que l'on sait moins, car la discipline se perd ces temps-ci, c'est que pour les alchimistes c'était aussi le symbole du cuivre. La boucle se ferme... Aphrodite la chypriote, Cypris, Vénus, la femme. Le bronze de Chypre, le cuivre. Et ce mot extraordinaire, cyprine, qui met les deux étymologies en fusion dans une symbolique étrange...

Vous avez remarqué qu'il n'est pas question de henné dans tout cela. Pourtant cet autre kypros, nous dit le Dictionnaire des noms de lieux, serait à l'origine du parfum chypré. L'enquête continue. Mais vous avez déjà, là aussi tiré quelques fils. De cuivre ?

Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodité marine ! - Oh ! la route est amère
Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix;
Chair, Marbre, Fleur, Venus, c'est en toi que je crois !

Arthur Rimbaud (Soleil et Chair)




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10 Commentaires:

Blogger Kaa a écrit...

En parlant de boucle qui se ferme, le cuivre est aussi un élément fondamental de la contraception (et donc de la liberté) féminine.

20 novembre, 2006 12:01  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Bravo Kaa ! Je l'avais loupée celle-là ! Merci...

20 novembre, 2006 12:07  
Anonymous Anonyme a écrit...

Stalker avait employé le terme chez Passou tout récemment, et il a semblé qu'il était peu connu. Perso, c'est par la poésie d'Émile Nelligan lue à mes 15 ans que je l'ai découvert; y a donc quelques lustres de cela...

Ah le funeste sort qu'a connu le Vaisseau d'Or!

20 novembre, 2006 17:02  
Anonymous Anonyme a écrit...

« Les amateurs d'astrologie savent que c'est aussi le symbole de la planète Vénus. »
Pas seulement eux. Les astroNoMes, amateurs ou professionnels, le savent aussi.

20 novembre, 2006 20:06  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Spiegel Sandgirl> Beau Vaisseau d'Or. Il avait lu Rimbaud l'Emile... Mais dans son cas, il me semble que la Cyprine, c'est simplement l'un des noms de Vénus (comme Cythérée, etc.), pas le fluide auquel je faisais allusion, non ?

20 novembre, 2006 20:52  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Guillaume> Oui, j'imagine qu'ils le savent comme tout un chacun, mais utilisent-ils ces symboles (pardonnez mon ignorance) ?

20 novembre, 2006 21:36  
Anonymous Anonyme a écrit...

Une idée que je n'ai pas vraiment vérifiée. Est-ce que lâge du cuivre et le culte des vénus préhistorique (deesse mere ; je ne sais plus exactement le nom de ces divinités)ne peut pas être liée.

"Age du cuivre" sur wikipedia
"...à Chypre, c'est sans doute sous l'influence anatolienne que se développe l'exploitation du minerai de cuivre. À Ambelikou, la présence de céramiques rouges permet de la dater d'environ -2300 à -2000 ;..."

23 novembre, 2006 11:09  
Anonymous Anonyme a écrit...

sur ceux qui n'ont rien à dire
http://deligne.over-blog.com//article-4642365.html

23 novembre, 2006 11:16  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour.

Un petit détail : le fils d'Ouranos n'est pas Chronos mais Cronos ou Kronos, en grec Κρόνος. Il convient de ne pas confondre Cronos et chronos : le premier désigne le Titan, le second est le nom commun pour « temps ». Les deux différent par la première consonne, un /k/ (écrit κ) pour Cronos, un /kh/ (/k/ « aspiré » écrit χ) pour chronos.

On lit assez souvent que Cronos serait le temps personnifié : en fait, c'est une confusion due à la paronymie voire l'homophonie (pour nous) entre Κρόνος et χρόνος et au fait que Cronos est un dévorateur (de ses enfants), comme le temps (qualifié parfois de παμφάγος, « qui dévore tout »). Grimal, dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (P.U.F.), note que cette confusion relève du jeu de mots.

23 novembre, 2006 11:17  
Anonymous Anonyme a écrit...

Moi,Femme parmi les femmes, après 34 ans de relation amoureuse et passionnée avec l'Homme, je viens seulement de découvrir ce merveilleux mot de "cyprine" si doux à mes oreilles. Quel étonnement! Et quel bonheur que de pouvoir mettre enfin un mot bucolique, plein de poésie, et qui chante juste à la place de termes purement techniques et froids, du style : secrétions vaginales!...
Maintenant, je me suis mise en recherche de tout ce qui parle de cyprine sur le net! D'où ma présence sur le vôtre! :-)

Et, petite anecdote, l'homme qui m'a révélé ce mot encore inconnu pour moi malgré mon presque demi-siècle, est le premier que je rencontre qui me confie, par force, ne pas apprécier la... cyprine...
Il fallait bien que je finisse par savoir ce qui bloquait ses élans, tant désirés par moi!... .. ;-)

23 octobre, 2009 00:47  

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