Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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vendredi, juillet 06, 2007

Langues: L'écrit du corbeau

Vous avez remarqué ? On reparle du corbeau ces jours-ci. Ou peut-être des corbeaux… Dans cette sombre histoire, on ne sait plus qui balance qui, qui fait chanter les autres. Listings bidonnés, vraies-fausses lettres anonymes, notes miraculeusement ressuscitées. Qui tire les ficelles ? Passionnant. Même si, malheureusement et comme toujours, nous ne connaîtrons sans doute pas la fin du film…

Cela m’a rappelé qu’il y a déjà plus d’un an, j’avais commencé à vous raconter l’histoire étonnante de Pierre Samuel du Pont de Nemours, philosophe et économiste français, qui s’était mis en tête d’écrire un dictionnaire du langage des corbeaux. Après s’être retiré pendant deux ans à la campagne pour observer les volatiles, il en vint à la conclusion que leur vocabulaire était composé de vingt-cinq mots, cra, cre, cro, crou, crouou, etc., dont il avait cru discerner les significations : ici, là, droite, gauche, en avant, etc. (voir ici). Etonnant. On se demande s’il ne s’était pas aussi intéressé de trop près aux champignons.



Mais mon histoire se concluait par un mystère philologique qui a dû vous laisser pantelants pendant ces longs mois. Les corbeaux disent-ils cra, cre, cro, crou, crouou ou bien cra, cre, cro, cron, cronon ? Très important, tout de même. Imaginez que vous soyez au milieu d’un champ, moribond après avoir abusé de boletus manicus, et qu’un corbeau perché sur votre crâne se demande s’il peut commencer à vous picorer l’œil… Il serait intéressant de savoir si « casse-toi ou je te pète le bec » se dit croua, grouoss ou crona, gronoss. Un malentendu est vite arrivé. Et figurez-vous que les deux sources qui citent Dupont ne sont pas d’accord entre elles. Pierre Larousse voit la chose avec des u, Léon de Wailly avec des n. Ça sent l’erreur de recopie à plein nez : quoi de plus facile que de confondre les u et le n dans des notes manuscrites (je rappelle que la photocopie n’existait pas…) ?

Il est temps que je vous livre la clé de l’énigme. J’ai profité de mon premier passage à la BnF pour mettre fin à ce suspense insoutenable, mais les vacances arrivant je ne vous ai jamais tenu au courant de mes trouvailles. Et puis après, nous sommes partis pour d’autres aventures (un jour il faudrait que je fasse une liste des billets auxquels vous avez échappé).

Donc, j’arrive à la BnF, et je consulte le fichier Opale-Plus, le grand catalogue. Je tape Nemours corbeau et voici que je vois apparaître cette notice étonnante :

Type : texte imprimé, monographie
Titre(s) : L'écrit du corbeau [Texte imprimé] / d'après Monsieur Dupont de Nemours de l'Institut ; [gravure et remarque par François Righi]
Publication : Ivoy-le-Pré (les Michauts, 18380) : Sergent-Fulbert & le Tailleur d'images, 1999
45-Cléry : Impr. Sergent-Fulbert ; 18-Ivoy-le-Pré : Impr. F. Righi
Description matérielle : [40] p. ; 15 x 26 cm
Note(s) : Signature de l'artiste. - Tiré à 60 ex. sur vélin BFK de Rives dont 25 h.c., le n °1 enrichi d'une gouache originale et de la pl. rayée par l'artiste.

Une œuvre d’art. Le dictionnaire des corbeaux illustré par un artiste contemporain, François Righi ! Tirage de luxe. Soixante exemplaires. Étonnant, tout de même. Le document se trouvait à la réserve des livres rares. Ma curiosité piquée au vif, je laissai provisoirement tomber du Pont (et accessoirement les quelques recherches plus sérieuses auxquelles j’étais venu me livrer), et je filai vers la réserve. Je ne sais pas si vous connaissez ce lieu magique, le saint des saints de la BnF. Probablement pas pour la plupart d’entre vous. Il faut montrer patte blanche… On ne laisse pas le premier mécréant venu tripoter incunables et éditions rares. Il faut dire que s’y côtoient la Bible de Gutenberg :




et l’Astronomiæ instauratæ Mechanica de Tycho Brahé :



sans parler de « l’Enfer », le temple bien gardé des livres contraires aux bonnes mœurs (que la BnF dévoilera en partie au public dans une expo interdite aux moins de 16 ans, du 4 décembre au 2 mars)…



Le lieu est impressionnant. On descend tout d’abord au rez-de-jardin (il faut déjà montrer patte blanche, mais un peu moins) entre d’immenses murs d’acier qui donnent l’impression de pénétrer dans une base sous-marine digne d’un film de James Bond. On remonte ensuite au cœur par un ascenseur plus ou moins dérobé, jusqu’à la salle de lecture où le silence est abyssal. Je n’y ai jamais vu plus de trois personnes à la fois… N’allez pas croire qu’on va farfouiller dans les rayonnages et extirper soi-même les trésors du lieu. Un assistant en gants blancs vous amène votre livre précieux et l’installe de petits coussins en velours pour que le livre reste en position ouverte sans que sa reliure n’explose. Stylo interdit. On tourne les pages avec vénération…




Ce jour-là je n’ai pas eu droit aux coussins. L’Écrit du corbeau n’est pas relié. C’est un ensemble de gravures séparées, réunies dans un coffret. On me l'installa à plat sur un tissu. Chaque planche illustre des éléments du vocabulaire :



Je ne sais pas si j’ai été conquis par la recherche esthétique de François Righi, mais de toute façon mon esprit était ailleurs. J’ai été frappé de constater que Righi avait adopté la version en n :



Ah ah… Donc ce serait la bonne, et Pierre Larousse se serait emmêlé les crayons dans ses fiches.

Je filai derechef au rez-de-jardin, et une recherche un peu plus approfondie dans le catalogue Opale-Plus m’indiqua le bon ouvrage.

Type : texte imprimé, monographie
Auteur(s) : Dupont de Nemours, Pierre-Samuel (1739-1817)
Titre(s) : Quelques mémoires sur différens sujets, la plupart d'histoire naturelle, ou de physique générale et particulière [par P.-S. Dupont de Nemours] [Texte imprimé]
Publication : Paris : impr. de Delance, 1807
Description matérielle : In-8° , VIII-374 p. et pl.

Cette fois-ci, le livre n’était pas à la réserve, et j’attendis sagement sa livraison dans la salle recherche du rez-de-jardin…

L’ouvrage est tout-à-fait étonnant. Nemours y dissèque les mœurs de divers animaux dans un curieux mélange de naïveté et de poésie, de science et de spéculations nébuleuses.

Je pris mon cahier Clairefontaine et recopiai. P. 174 :

Les corbeaux (je parle des très-communs que le vulgaire nomme ainsi, non de ceux beaucoup plus rares qu’a décrits M. de Montbeillard, et qui, n’étant point des oiseaux de passage, forment une espèce entièrement différente du véritable genre des corbeaux, des freux et des corneilles)…

La description de leur langage se trouvait, curieusement, dans une immense note de bas de page, qui courait en fait sur deux pages entières (p. 176 et 177) :

(2) Il est beaucoup plus commode d’étudier les animaux après leur mort que de leur vivant. Ils ne fuient alors ni ne résistent. On les dessine, on les dépèce, on les dissèque, on les décrit, on les empaille à l’aise dans son cabinet. C’est un travail si doux qui porte sur des faits si sûrs, par lequel on connaît si bien leur corps, qu’on ne se soucie presque plus de leurs mœurs, ni de leur âme, et que les observations relatives à ces deux points, assez importans néanmoins de leur histoire, sont fort négligées, décriées peut-être : car qui est-ce qui applaudit à autre chose qu’à ce qu’il sait et ce qu’il fait ? Je crois voir quelques-uns de mes respectables collègues, et qui me sont les plus chers, sourire à ce que je dis sur les dialogues des corbeaux auxquels il ne connaissent qu’un cri assez vilain.

Je voudrais vivre avec eux aux champs, m’y éclairer de leurs lumières, et les mener aussi quelquefois loin du village dans un sauvage réduit, bien immobiles, bien silencieux, l’œil au guet, l’oreille attentive, un crayon et un petit livre blanc à la main, les corbeaux, ni les autres animaux n’ont pas peur des livres. Là j’inviterais mes dignes amis à étudier la nature vivante, et à noter leur remarques sous son auguste et correcte dictée. Ils apprendraient beaucoup de mots du dictionnaire de plusieurs espèces. C’est un travail long. Les corbeaux m’ont coûté deux hivers, et un grand froid aux pieds et aux mains. — Voici ce que j’ai recueilli de leur cri qu’on croit toujours le même, quand on l’écoute rarement et avec distraction :

Cra, Cré, Cro, Crou, Crouou.
Grass, Gress, Gross, Grouss, Grououss.
Craé, Créa, Croa, Croua, Grouass.
Crao. Créé, Croé, Croué, Grouess.
Craou, Créo, Croo, Crouo, Grouoss.

Ce sont vingt-cinq mots, leur analogie est très-grammaticale. — Et si nous pensons qu’avec nos dix chiffres arabes, qui sont dix lettres ou dix mots, en les combinant deux à deux, trois à trois, quatre à quatre, on forme et l’on varie à volonté les trois chiffres diplomatiques de cent, de mille, de dix mille caractères ; et que si on les combinait cinq à cinq, on ferait un chiffre de cent mille caractères, ou de beaucoup plus de mots que n’en a aucune langue connues, on aura moins de peine à comprendre que les corbeaux puisse se communiquer leurs idées. — Au reste, je suis loin de penser qu’ils fassent tant de combinaisons, ni même aucune combinaison de leur dictionnaire. Leurs vingt-cinq mots suffisent pour exprimer ici, là, droite, gauche, en avant, halte, pâture, garde à vous, l’homme armé, froid, chaud, partir, je t’aime, moi de même, un nid, et une dizaine d’autres ainsi qu’ils ont à se donner selon leurs besoins.

Ils sont très-raisonnables et très-instruits de ce qui les concerne. La raison et l’instruction de l’homme valent mieux.

Fascinant. Pierre Larousse avait donc raison. Et le plus étonnant c'est que François Righi, dans son hommage graphique, s'inspire de la mauvaise version. Conclusion : il n'a pas été lire l'original, et a recopié le texte de Léon de Wailly (ou d'une autre version qui m'est inconnue et que Wailly a pu lui même recopier ou au contraire, qu'il a pu inspirer).

J’y ai passé le reste de l’après-midi et les recherches très sérieuses pour lesquelles j’étais venu sont restées en plan. Un jour je vous raconterai peut-être la suite. Les trois chansons du rossignol, par exemple. « Dors, dors, dors, dors, ma douce amie. Amie, amie…. Amie, amie… »

En attendant, je pars en mission pendant deux semaines. Je vous laisse ces quelques mots pour rêver, ou pour méditer. A bientôt !


Les bêtes, cela parle ; et Dupont de Nemours
Les comprend, chants et cris, gaîté, colère, amours.
C'est dans Perrault un fait, dans Homère un prodige ;
Phèdre prend leur parole au vol et la rédige ;
La Fontaine, dans l'herbe épaisse et le genêt
Rôdait, guettant, rêvant, et les espionnait ;
Ésope, ce songeur bossu comme le Pinde,
Les entendait en Grèce, et Pilpaï dans l'Inde ;
Les clairs étangs le soir offraient leurs noirs jargons
À monsieur Florian, officier de dragons ;
Et l'âpre Ézéchiel, l'affreux prophète chauve,
Homme fauve, écoutait parler la bête fauve.
Les animaux naïfs dialoguent entr'eux.
Et toujours, que ce soit le hibou ténébreux,
L'ours qu'on entend gronder, l'âne qu'on entend braire,
Ou l'oie apostrophant le dindon, son grand frère,
Ou la guêpe insultant l'abeille sur l'Hybla,
Leur bêtise à l'esprit de l'homme ressembla.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père, 1875.





A lire aussi

Le début de l'histoire est ici :

30 Commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit...

Si vous souhaitez connaître d'autres interprétations des cris d'oiseaux, il vous consulter ROLLAND, La faune Populaire de la France, qui est une vraie mine à ce sujet.

06 juillet, 2007 12:34  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Oui. Un monument, très prisé par les linguistes parce qu'il contient une mine de noms vulgaires, de dictons, de proverbes, de contes régionaux.

06 juillet, 2007 13:41  
Blogger Vicnent a écrit...

comme un gosse !

tu me rappelles la fois où je suis tombé sur les repro des publications en latin de Léonhard Euler (Leonhard Euler, Solutio problematis ad geometriam situs pertinentis (pdf), Comment. Acad. Sci. U. Petrop. 8, 128-140, 1736) ou sur l'oeuvre de Monge, sur Gallica.

C'est marrant, cette sensation lorsqu'on a l'impression de toucher "le sacré".


{\private
Sinon, soutenance hier... Mention TB... :-) (et merci pour tes encouragements... "Savoir finir", un jour, autour d'une bière, à Aix...)
}

06 juillet, 2007 13:49  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Vicnent> Génial ! Savoir finir... Ne pas tomber dans le syndrome de Pénélope. C'est peut-être le plus dur à comprendre, à accepter. Mais en tout cas, bravo, bravo, bravo ! Une nouvelle vie commence ?

06 juillet, 2007 13:58  
Blogger Luc Dussart a écrit...

Il y a des soirs où l'on s'extasie devant un coucher de soleil, les joues délicatement caressées par un souffle de vent d'ouest.

Il y a des jours où l'on découvre sur le net de véritables poésies, hymnes à la richesse de la culture.

Merci Jean. En lisant ce billet j'ai vécu un moment rare. Je n'ai rédigé qu'une seule dissertation de philosophie dans la vie. Son titre ? " L'inutile a-t-il un sens ?"

Billet inutile mais combien porteur de sens. Et je ne dirai pas s'il s'agit d'un pluriel et de singulier.

06 juillet, 2007 15:39  
Blogger Unknown a écrit...

Et c'est en chantant "Dors, dors, ma douce amie..."
que le rossignol vous réveille à cinq heures du matin.

Salaud de rossignol !

06 juillet, 2007 15:52  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Luc> Il n'y a d'indispensable que les choses inutiles, disait Picabia...

;-)

06 juillet, 2007 17:05  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Amandine> Oui, c'est un salaud. Il y a un proverbe qui dit qu'il reste fidèle à sa compagne... aussi longtemps qu'il est enfermé dans la même cage.

06 juillet, 2007 17:07  
Blogger Unknown a écrit...

Le rossignol volage...
On peut le comprendre : dans la cage il n'avait pas le choix.
Et la rossignole serait une pauvre délaissée ?
Allez savoir si elle ne profite pas elle aussi de la porte ouverte pour en faire autant.

06 juillet, 2007 18:03  
Anonymous Anonyme a écrit...

Sublime billet! Vraiment.
Qu'a donc pu entendre Van Gogh qui l'ait tant peiné...
A quand la rhétorique de l'âne du Poitou?
Merci!

07 juillet, 2007 13:15  
Blogger Tororo a écrit...

Je lis votre blog de puis longtemps, et j'ai apprécié tous vos billets... mais celui-ci vient en un éclair de remonter la longue file de mes billets favoris et de s'y placer en tête (et pas d'une courte tête!)

08 juillet, 2007 08:06  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ca me fait penser aussi à une citation du poète Henri de Régnier : « …le plaisir délicieux et toujours nouveau d'une occupation inutile », que Ravel a mis en exergue à ses "Valses nobles et sentimentales" (j'aime beaucoup ce compositeur...).

Je me répète, mais... encore merci pour ce blog excellent.

Thierry

08 juillet, 2007 11:44  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bravo pour votre article, que je cite par ailleurs dans mon propre blog, ici:
http://ombresvertes.blogspot.com/2007/07/parler-comme-un-corbeau.html

Néanmoins un détail me fâche: dans la citation de l'original de 1807, la quatrième ligne du lexique des corbeaux répète deux fois le même vocable:
"Crao. Créé, Croé, Croué, Croué, Grouess."
La présence d'un point plutôt que d'une virgule après "Crao" m'amène à penser que des erreurs de composition typographique aient pu être commises sur cette ligne, et donc qu'il faudrait lire, à la place de "Croué, Croué", "Croué, Crouè".
Ce qui n'empêche que les "u" sont en effet, suivant votre enquête, préférables aux "n": pas d'erreur typographique qui puisse se répéter à l'échelle d'un paragraphe entier, mais bien, comme vous l'avez montré, une erreur de retranscription, de lecture.

08 juillet, 2007 13:24  
Anonymous Anonyme a écrit...

Le Corbeau

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais,
faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume
d'une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête,
presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de
quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma
chambre. «C'est quelque visiteur, - murmurai-je, -
qui frappe à la porte de ma chambre;
ce n'est que cela et rien de plus.»


Ah! distinctement je me souviens que c'était dans le glacial
décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du
reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin;
en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes livres
un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore
perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges
nomment Lénore, - et qu'ici on ne nommera jamais plus.


Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux
pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs
fantastiques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour;
si bien qu'enfin pour apaiser le battement de mon coeur,
je me dressai, répétant: «C'est quelque visiteur attardé
sollicitant l'entrée à la porte de ma chambre;
- c'est cela même, et rien de plus.»


Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc
pas plus longtemps: «Monsieur, dis-je, ou madame, en
vérité, j'implore votre pardon; mais le fait est que je
sommeillais et vous êtes venu frapper si doucement, si
faiblement vous êtes venu frapper à la porte
de ma chambre, qu'à peine étais-je certain
de vous avoir entendu.» Et alors j'ouvris
la porte toute grande; - les ténèbres, et rien de plus.


Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps
plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves
qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver; mais le silence ne fut
pas troublé, et l'immobilité ne donna aucun signe, et le seul
mot proféré fut un nom chuchoté: «Lénore!» - C'était moi
qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot:
«Lénore!» Purement cela, et rien de plus.


Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon
âme incendiée, j'entendis bientôt un coup un peu plus fort
que le premier. «Sûrement, - dis-je, - sûrement,
il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre;
voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère.
Laissons mon coeur se calmer un
instant, et explorons ce mystère;
- c'est le vent, et rien de plus.»


Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement
d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens
jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas,
il n'hésita pas une minute; mais avec la mine d'un lord
ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte
de ma chambre; il se percha sur un buste de Pallas
juste au-dessus de la porte de ma chambre;
- il se percha, s'installa, et rien de plus.


Alors, cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et
la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste
imagination à sourire: «Bien que ta tête, - lui dis-je, -
soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes
pas un poltron, lugubre et ancien corbeau,
voyageur parti des rivages de la nuit.
Dis-moi quel est ton nom seigneurial
aux rivages de la nuit plutonienne!»
Le corbeau dit: «Jamais plus!»


Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si
facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas une bien
grand sens et ne me fût pas d'un grand secours; car nous
devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme
vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte
de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste
sculpté au-dessus de la porte de sa chambre,
se nommant d'un nom tel que - Jamais plus!


Mais le corbeau, perché solitaitrement sur le buste placide,
ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique
il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus;
il ne remua pas une plume, - jusqu'à ce que je me prisse
à murmurer faiblement: «D'autres amis se sont déjà envolés
loin de moi; vers le matin, lui aussi, il me quittera
comme mes anciennes espérances déjà envolées.»
L'oiseau dit alors: «Jamais plus!»


Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec
tant d'à-propos: Sans doute, - dis-je, - ce qu'il
prononce est tout son bagage de savoir, qu'il a pris
chez quelque maître infortuné que le Malheur
impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit,
jusqu'à ce que ses chansons n'eussent plus qu'un
seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son
Espérance eût pris ce mélancolique refrain:
«Jamais - jamais plus!»


Mais le corbeau induisant encore toute ma
triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège
à coussins en face de l'oiseau et du buste et de la
porte; alors, m'enfonçant dans le velours, je
m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant
ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que
ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural
oiseau des anciens jours voulait faire entendre en
croassant son - Jamais plus!


Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais
n'adressant plus une syllabe à l'oiseau, dont les
yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond
du coeur: je cherchai à deviner cela, et plus encore,
ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin
que caressait la lumière de la lampe, ce velours
violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête,
à Elle, ne pressera plus, - ah! jamais plus!


Alors, il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par
un encensoir invisible que balançaient les séraphins
dont les pas frôlaient le tapis de ma chambre.
«Infortuné! - m'écriai-je, - ton Dieu t'a donné par ses
anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès
dans tes ressouvenirs de Lénore! Bois, oh! bois ce
bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue!» Le
corbeau dit: «Jamais plus!»



«Prophète! - dis-je, - être de malheur! oiseau ou démon!
mais toujours prophète! que tu sois un envoyé du
Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement échoué,
naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte,
ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté, - dis-moi
sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un
baume de Judée? Dis, dis, je t'en supplie!» Le corbeau
dit: «Jamais plus!»


«Prophète! - dis-je, - être de malheur! oiseau ou démon!
toujours prophète! par ce ciel tendu sur nos têtes, par
ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme
chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle
pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment
Lénore, enbrasser une précieuse et rayonnante fille que
les anges nomment Lénore.» Le corbeau dit: «Jamais
plus!»


«Que cette parole soit le signal de notre séparation,
oiseau ou démon! - hurlai-je en me redressan. - Rentre
dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne;
ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir
du mensonge que ton âme a proféré; laisse ma solitude
inviolée; quitte ce buste au-dessus de maporte; arrache
ton bec de mon coeur et précipite ton spectre loin de ma
porte!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»


Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste
pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre;
et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon
qui rêve; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui,
projette son ombre sur le plancher; et mon âme, hors du
cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne
pourra plus s'élever, - jamais plus!


Edgar Allan Poe
traduit par: Charles Baudelaire

08 juillet, 2007 23:00  
Blogger François a écrit...

Je préfère la traduction de Mallarmé... "le buste pallide de Pallas" :-)

09 juillet, 2007 10:35  
Anonymous Anonyme a écrit...

De récentes études ornithologiques ont montré qu'une espèce de corbeau, le Grand Corbeau des Alpes, Corvus Corax, disposait d'une intelligence étonante. Les chercheurs ont montré que des individus juvéniles, sans territoire, étaient capable de rameuter leurs copains corbeaux vers une source de nourriture sur le territoire d'autres individus, qui ne pouvaitent chasser un groupe "organisé". Le Corvus Corax forme un couple à vie, ça c'est connu depuis longtemps, mais de là à y voir une preuve d'intelligence...;-)

09 juillet, 2007 14:39  
Blogger Sammy a écrit...

Merci pour cette promenade poétique monsieur Véronis :-)

10 juillet, 2007 11:17  
Blogger Jean Véronis a écrit...

François> Merci pour le compliment ! En ce qui concerne la ligne incriminée, j'ai tapé deux fois "croué" par erreur. Il n'y est qu'une fois (il y a cinq "mots" par ligne).

Le point, lui, est bien dans l'édition originale. Je l'ai entouré sur mon petit carnet pour m'en souvenir. C'est une erreur typo, mais du début XIXè...

11 juillet, 2007 09:58  
Anonymous Anonyme a écrit...

Connaissant les difficultés de non-francophones à prononcer les nasales françaises, j'étais intimement persuadé que le corbeau avec son bec devait préférer les "ou" aux "on".

L'âne fait des "an" (hihan!). Connaissez-vous d'autres animaux qui de "nasalent" ?

12 juillet, 2007 12:07  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour,

Je tiens à te féliciter pour ta sélection dans les "Blogs de com" du dernier numéro de "Stratégies".

Pour ma part, j'analyse les crises qui frappent les entreprises et les institutions et la manière dont celles-ci y répondent sur mon Blog: http://www.decrypt-crise.com

A très bientôt

Cordialement

Yves JAMBU-MERLIN
Euro RSCG C&O

16 juillet, 2007 11:15  
Anonymous Anonyme a écrit...

Excellent ce billet !
Je ne pensais pas qu'on pouvait avoir accès si facilement aux ouvrages "protégés" de la Bnf...dire que j'en rêve de pouvoir posséder des vieux livres, posséder ou toucher seulement...je ne possède que les lettres à lucilius, du "An 2 de la république" en version latin/Français ! un vrai régal !

16 juillet, 2007 14:00  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'adore lire vos billets parce qu'après j'ai l'impression d'être plus intelligente qu'avant, et je ne vais quand même pas me priver d'un plaisir comme celui-là.
Merci donc.

31 juillet, 2007 12:20  
Blogger LL a écrit...

Merci pour ce blog très intéressant aux posts toujours instructifs (et à ma phrase très redondante).

J'avais lu quelque chose il y a quelques jours sur ces pages à propos de Technorati, impossible de le retrouver car il n'y a pas de fonction "recherche" (ou alors je ne l'ai pas trouvé)! C'est quand même un comble pour un blog se focalisant autant sur la recherche et l'indexation de l'info sur le net ^^

Si vous pouviez nous intégrer un petit champ sans prétention, ça serait quand même utile, non ?

Merci et bonne continuation !

01 août, 2007 15:59  
Blogger Benoît a écrit...

http://www.google.fr/search?q=site%3Aaixtal.blogspot.com+technorati&sourceid=navclient-ff&ie=UTF-8&rlz=1B2GGGL_frFR204FR205

Vous pouvez bien sûr affiner la recherche, car le nombre de résultats est assez énorme...

04 août, 2007 14:14  
Anonymous Anonyme a écrit...

Magnifique billet. C'est bien plus beau lorsque c'est inutile.
Un seul regret : Rahan est donc le fils d'un corbeau?

Patrice K.

12 août, 2007 08:18  
Anonymous Anonyme a écrit...

Salut!
Pas un mot depuis le 6 juillet.
Est-ce qu'il s'agit de la male diction du corbeau?

14 août, 2007 22:18  
Anonymous Anonyme a écrit...

Toujours plus loin dans l'analyse du langage corbeau, voici ma fille qui vous conte la fable éponyme : http://elysa.be/2007/08/05/une-fable-amorale/

Je ne peux garantir la complète exactitude des propos mais je pense être assez proche...

16 août, 2007 16:06  
Anonymous Anonyme a écrit...

Salut ;

Depuis le 6 Juillet , je pense que ça juste 5 semaines de CP légal !!!

Comment allez vous ? vos analyses linguistiques nous manquent !

Bonne continuation
Redouane

20 août, 2007 20:28  
Anonymous Anonyme a écrit...

Les semaines durent bien longtemps chez vous, Monsieur Jean ! Impatiente de te lire à nouveau...

25 août, 2007 08:26  
Anonymous Anonyme a écrit...

A quand le prochain billet ? Anne, ma soeur Anne, vois-tu le Jean venir ?

02 septembre, 2007 20:02  

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